J'évoquerai d'abord la couleur de mon âme :
l'immensité du ciel omniprésent, l'éternité de l'instant où la
nuit n'était que la continuation du jour, la boue, l'eau bue
saumâtre, l'inconfort… Le défi des incessants départs, les
tourbillons de poussière, les arbres rares, les vents plaintifs, le
ciel nocturne rassurant… Le piaffement des chevaux, le cercle des
roulottes, les feux de camp, les jeux des enfants, l'aboiement des
chiens… Les raids de la police montée, la dignité des Rom, leur
magnétisme animal, le lac où , au soleil, jouaient les carpes, la
venue du crépuscule…
Je m'étais approché du camp. Des chiens jaunes
au poil raide et à l'air mauvais montrèrent les dents puis se
mirent à aboyer. Il y avait sur le terre-plein quinze roulottes
disposées de façon à ne pas être vues de la route. Autour des
feux, des femmes étaient accroupies. Elles avaient de grands yeux
expressifs, des dents éclatantes, une peau mate, des cheveux noirs
au point d'en paraître bleus. […] Ces femmes paraissaient pleines
de santé et de vitalité. Des hordes d'enfants aux pieds nus
jouaient autour des roulottes ; quelques uns vêtus de haillons, la
plupart nus. […]
Les roulottes étaient montées sur de hautes
roues, avec trois fenêtres de chaque côté et une double porte. Les
parois extérieures étaient en chêne naturel verni, le toit était
blanc. Des piles d'édredons recouverts d'un tissu à fleurs fané
prenaient l'air au soleil.
J'avais douze ans quand les Tsiganes, tard dans le
printemps, passèrent par ma ville. Je décidai d'aller voir ces gens
merveilleux dont mon père m'avait si souvent parlé. Depuis la
veille, ils campaient dans un terrain vague. Demain sans doute ils
seraient partis, ne laissant comme trace de leur passage que quelques
foyers noirs, des déchets et de l'herbe foulée. Et il ne
subsisterait sur eux que rumeurs.
Quittant la route pavée, j'écartai les hautes
herbes et pénétrai dans le camp. J'eus tout de suite l'impression
de marcher sur un sol étranger mais n'en éprouvai aucune angoisse.
Les adultes ne firent pas attention à moi, mais quelques garçons de
mon âge vinrent me rejoindre à l'endroit où l'herbe avait été
foulée : la ligne séparant deux mondes.