Baliser le chemin
Cet article a été co-écrit avec Cécile Panou,
libraire jeunesse à Toulouse (librairie Tire-Lire) et membre, elle
aussi, de l'Association des Librairies Spécialisées Jeunesse.
Il est paru, sous une forme un peu différente et
augmentée par Patricia Matzakis, libraire jeunesse à Montauban
(librairie Le Bateau-livre) et présidente de l'ALSJ, dans l'ouvrage
"Être bibliothécaire jeunesse aujourd'hui", éd. de l'ABF
collection Médiathèmes.
Si l’on observe le panorama de la production
éditoriale en France aujourd'hui, l’impression qui domine est
celle d’un foisonnement, d’une abondance, l’image d’un
« paysage kaléidoscopique », selon la belle expression
de la chercheuse Sophie van der Linden.
Cette production éditoriale pléthorique offre un
large éventail de propositions et de styles, à même de satisfaire
une grande variété de publics aux attentes diverses. Mais la
conséquence évidente en est le surcroît de travail de sélection
du libraire et du professionnel du livre, cette part de travail
réalisée en amont étant de plus en plus chronophage.
Plus que jamais nous devons baliser le chemin au
sein de ce paysage multiple et changeant qui parfois déroute le
promeneur… au risque de le perdre.
Et si nous sommes nous-mêmes toujours prêts à
nous émerveiller des possibilités toujours renouvelées de la
créativité des grands artistes que sont les auteurs, illustrateurs
et éditeurs jeunesse, nous nous sentons parfois submergés par les
régulières moissons de nouveautés dans lesquelles il faudra
sélectionner, trier, laisser de côté - à regret parfois… avec
le souci constant de dénicher ces livres « marquants »
qui accompagnent les enfants, les aident à grandir, à devenir
aux-même, puisque tel est bien, à notre sens, l’enjeu de la
littérature jeunesse.
L'édition jeunesse dans sa grande diversité
La production éditoriale jeunesse, telle qu'elle
est considérée actuellement, a émergé dans les années 60-70 dans
le sillage des mouvements de contestation. Jusque-là, les livres
pour enfants, hormis les chef-d’œuvres universel, avaient pour la
plupart un caractère didactique lié aux valeurs du moment.
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éd. Harlin Quist |
Dans les années 60 ont été fondées les
éditions
Harlin Quist aux États-Unis et l’
École des loisirs en
France. Au début des années 70, les principales maisons d'édition
française ont créé des structures pour les livres jeunesse avec
notamment
Gallimard Jeunesse ou
Grasset jeunesse, puis dans les
années 80 avec
Albin Michel jeunesse et le
Seuil jeunesse. Le
secteur jeunesse a ensuite continué de s'installer dans le panorama
de l'édition avec de nombreuses maisons indépendantes spécialisées
jeunesse comme
Rue du Monde,
Circonflexe,
Frimousse,
Sarbacane ou
encore
Hélium pour ne citer qu'eux. Enfin, un virage vers le
marketing s'est amorcé chez les éditeurs après le phénomène
planétaire produit par
Harry Potter.
La part des nouveautés dans la production
éditoriale en littérature de jeunesse est très élevée avec 8632
livres déposés en 2015, contre 6 410 en 2005 .
Ceci représente 11,5 % de la totalité des titres parus en France en
2015. Près de 400 éditeurs proposent aujourd'hui des livres de
jeunesse.
La croissance de la production s'explique par
différentes causes comme :
- le développement des romans graphiques :
explosion de séries comme Le Journal d'un dégonflé ou Big Nate,
- l'adaptation de romans en BD : les éditions Rue
de Sèvres ont adapté Le Horla de Maupassant, Bjorn le Morphir de
Thomas Lavachery et bien d'autres, ou encore Les enfants du capitaine
Grant de Jules Verne chez Glénat
- une proposition croissante des livres pratiques
selon les modes : livres de cuisine, de coloriage avec l'apparition
de « l'art thérapie »,
- l'expansion des sorties en format de poche :
Folio jeunesse et Pôle fiction chez Gallimard, les formats poche de
Pocket Jeunesse,
- l'émergence continue de nouveaux éditeurs :
ces trois dernières années sont arrivées des maisons qui se sont
rapidement installées dans le secteur jeunesse, comme les Fourmis
rouges, Little Urban, les Éléphants ou encore Le Chineur,
- la diversité des propositions d'ouvrages à
licences : de nombreux catalogues proposent des pages de nouveautés
à licence comme Hachette, Gründ,
- mais aussi à la logique des grands circuits de
distribution qui se sont installés dans le panorama et qui ont
besoin d’être alimentés toute l’année pour mieux amortir leurs
coûts fixes. Les diffuseurs des maisons d'édition sont
progressivement passés à une ère industrielle, ils sont rémunérés
sur les mouvements (offices, réassort, retours) et ont donc intérêt
à ce que la production s’accroisse.
En parallèle à cette offre croissante de
nouveautés, la production éditoriale continue d'alimenter ses
catalogues avec une multitude de titres indispensables pour les fonds
littérature de jeunesse, tels que Les trois brigands de Tomi
Ungerer, Petit-Bleu et Petit-Jaune de Léo Lionni, Ernest et
Célestine de Gabrielle Vincent, Mathilda de Roald Dahl ou encore
L'album d'Adèle de Claude Ponti.
Les éditeurs de jeunesse proposent des nouveautés
tout au long de l'année, mais il est à noter qu'il y a une très
grande concentration entre septembre et novembre, période à
laquelle sortent plus de la moitié des titres de jeunesse.
En ce qui concerne la production littéraire
jeunesse en France, à peu près 50 % de titres sont des créations
d’auteurs français et 50 % d’auteurs étrangers traduits la
plupart du temps de l’anglais, mais aussi de l'espagnol, italien,
allemand, coréen ou encore japonais.
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éd. Thierry Magnier |
Il existe aujourd'hui une multitude de profils
d'éditeurs, de ceux qui sont engagés et poussent à la réflexion
et à l'instruction, à ceux qui offrent des propositions faciles
pleines de clichés et de pauvre qualité. Dans cet éventail, s'est
installée la nécessité d'une grande vigilance quant aux propos des
ouvrages et à la qualité de l'écriture. Cette dernière est de
plus en plus malmenée par certains éditeurs, notamment pour
certains avec de mauvaises traductions. Ce point est à
contre-balancer par l'attachement littéraire très fort de la
plupart des éditeurs. Exemple d'une excellente traduction :
Sally
Jones de Jakob Wegelius traduit du suédois aux éditions
Thierry
Magnier.
Le très grand nombre d'éditeur offre par
ailleurs une grande diversité de lignes éditoriales. Certains
éditeurs ont des propositions plutôt classiques quand d'autres
prendront des risques avec la découverte de talents. Ainsi des
tendances se dessinent comme, manière non exhaustive :
- des catalogues classiques tant par le fond que
par les nouveautés : l’École des loisirs, Flammarion
- des éditeurs aux lignes graphiques innovantes
et exigeantes, un soin particulier apporté à la présentation des
ouvrages, la qualité du papier : MeMo, l'Agrume, Magnani, les
Fourmis Rouges, Marcel & Joachim,
- un engagement marqué dans le propos, comme la
lutte contre le sexisme ou l'intolérance : Talents Hauts, la Ville
brûle, Rue du Monde,
- un attachement à la découverte de nouveaux
auteurs français : le Rouergue, Syros, Thierry Magnier
- des éditeurs spécialisés en littérature du
monde : Picquier, Nobi Nobi, Hongfei pour la littérature asiatique
notamment, des éditeurs soutenant la culture de tradition orale,
telle que les comptines ou les contes : Didier jeunesse, les éditions
Corentin, Père Castor, Le Genévrier.
Le complexe du prescripteur/lecteur en littérature
de jeunesse
L'enjeu du livre jeunesse est d'avoir la capacité
de séduire deux publics : le prescripteur (adulte) et le lecteur
(enfant). En effet, il est rare que ce soit l'enfant lui-même qui
choisisse ses livres. L'enfant est en général accompagné ou absent
quand un livre est choisi pour lui par un adulte.
Ces deux protagonistes n'ont souvent pas les mêmes
critères de sélection d'un ouvrage jeunesse, ni les mêmes goûts.
De manière générale, l'adulte est attaché aux
propos et aux valeurs, qui se rapprocheront de sa manière de penser,
ainsi qu'à l'idée de « s'instruire par la lecture ». L'adulte est
plutôt timoré face à la nouveauté et à l'originalité, notamment
dans l'illustration.
L'enfant, lui, est d'abord attaché à son plaisir
de lire. Il a tendance à orienter ses choix vers des univers qu'il
connaît comme le fantastique ou des histoires de vie. Il prendra
plus de risques quant aux visuels et aux sujets. Il est plus spontané
dans ses choix.
Le professionnel doit s'attacher au lecteur final
et aiguiller le prescripteur dans ce sens.
Albums : plein les mirettes
C’est dans le secteur de l’album que
l’abondance est peut-être la plus sensible. Ce secteur se
caractérise aussi par le déploiement de nouvelles possibilités
techniques d’illustration et de fabrication qui permettent aux
éditeurs d’aller très loin dans les effets spectaculaires, à
coût réduit, avec des réalisations époustouflantes.
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éd. du Rouergue jeunesse |
Comment ne pas être séduit par ces livres dont
les images surgissent hors de la page (pop-up, livres à système…
voir par exemple les très belles réalisations aux éditions
Les
Grandes Personnes ou
Hélium) ; se mettent en mouvement (système
redécouvert de l'ombro-cinéma, initié par les éditions
Play Bac
avec
Au galop de Rufus Butler Seder puis utilisé avec talent par le
duo Michaël Leblonc et Frédérique Bertrand dans la série des
Pyjamarama aux éditions du
Rouergue) ; dont les pages s'ornent
de fines dentelles grâce à la découpe laser (les albums d’Antoine
Guillopé chez
Gautier Languereau, les contes illustrés de
Clémentine Sourdais chez
Hélium, la collection Papiers coupés des
éditions
Grandir…) ; qui ajoutent le son à l'image (
Didier
jeunesse et
Gallimard jeunesse précurseurs dans la gamme des livres
« à puces » - saluons la série des
Paco de Magali Le
Huche chez
Gallimard…) ; des livres enfin qui, combinés à un
smartphone ou une tablette révèlent une autre lecture, en « réalité
augmentée » (par exemple la collection Histoires animées chez
Albin Michel jeunesse).
Sans parler de la débauche actuelle de pantone
fluo, gaufrages des couvertures et autres façonnages artistiques ou
du retour en force de l'utilisation de la gravure dans l'album...
Mais la séduction exercée par ce type d’ouvrages
dont les éditeurs (et le public!) sont de plus en plus friands peut
masquer un écueil important : la prévalence de l’image se
fait parfois au détriment du sens et l’on peut se retrouver avec
des albums très beaux, certes, mais redondants ou, pire, vides de
sens, ne racontant rien. Car il ne suffit pas d’avoir la maîtrise
des outils, des techniques d‘illustration, il faut aussi avoir
celle de l’intelligence de l’album, la « subtilité de
l’articulation texte-image-support » qui en fait une « œuvre
totale » telle que l’a remarquablement définie Sophie van
der Linden, encore.
Le risque étant de « déformer » le goût du public qui
aura de plus en plus de mal à se satisfaire d'un « simple »
album qui ne s’anime que par la grâce de la lecture.
On a parfois le sentiment que certains éditeurs
ont eu un coup de cœur pour un style, un trait, un illustrateur ou
même simplement une technique et qu'ils ont souhaité faire
découvrir ce qui leur avait plu, ce qui est louable mais seulement
si l'album réalisé alors ne ressemble pas à un prétexte, un
catalogue de belles images juxtaposées.
L'ouverture du marché de l’édition jeunesse
aux jeunes diplômés formés aux nouvelles technologies donne une
chance à chacun de se faire une place au soleil mais par là-même
induit une dilution qui réduit l'émergence d'artistes repérés et
identifiés par le grand public.
Fiction : l’impossible catégorisation ?
En ce qui concerne la fiction, la problématique
récurrente des éditeurs jeunesse semble être la recherche de la
meilleure catégorisation.
Longtemps focalisée sur la production en grand
format et dans des séries à rallonge de titres « fantastiques »
pour les adolescents, l'édition jeunesse semble s'être rendue
compte récemment que pour continuer à avoir des adolescents
lecteurs, il fallait auparavant capter et fidéliser les enfants plus
jeunes. On assiste actuellement à un recentrage sur la très vaste
et très vague catégorie des 8-12 ans, les « juniors »,
que ce soit par la création de nouvelles collections qui leur sont
dédiées ou par le remaniement, le re-découpage de collections déjà
existantes.
Ainsi, à titre d'exemple, rien que pour la
rentrée 2016, si l'on se penche sur la communication professionnelle
des éditeurs jeunesse de fiction, on apprendra que : « Milan
repense sa fiction » avec le lancement de Grafiteen, une
collection de BD et romans graphiques pour les 10-13 ans, après
avoir amorcé une remise à plat de ses collections « afin de
proposer un catalogue cohérent à des parents toujours angoissés »
; la collection Heure Noire chez Rageot se re-définit avec un « code
couleur par âge », les 8+, 10+ et 12+ ;
les éditions Hélium lancent une nouvelle collection pour les 9-12
ans "à lire à relire sans modération".
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éd. Albin Michel jeunesse |
Avant cela, on a vu les éditions
Albin Michel
créer la collection Witty (déclinée depuis avec Mes premiers
Witty…), petite sœur de la collection pour ados Wiz et dédiée
aux 8-12 ans avec de beaux succès, notamment les titres de David
Walliams (
Monsieur Kipu,
Tatie Pourrie,
Mamie Gangster…), suivies
de près par les éditions
Sarbacane et leur collection Pépix qui se
taille aussi une belle place dans le paysage. Parlant de la création
de cette collection, Tibo Bérard, l'éditeur qui avait aussi lancé
la collection Exprim' chez Sarbacane, déclare : « On a
vraiment le sentiment de répondre à un manque en librairie. […]
Nous avons identifié un secteur, moi j'ai lu plein de livres parus
dans ce créneau ces dernières années, pour voir où l'on en était
[…] J'ai remarqué une chose : les Anglo-Saxons sont très forts
pour cette tranche d'âge, on le sait, ils s'inscrivent dans
l'héritage de Roald Dahl. En revanche, une réponse française
à la hauteur des Anglo-saxons, cela manquait ! » (interview sur le
blog
Les histoires sans fin).
En effet, ces « nouveaux romans »
juniors ont des caractéristiques communes inspirées de la
production anglo-saxonne (quand ce ne sont pas massivement des
traductions) : des livres grands formats, abondamment illustrés,
jouant sur le registre de l'humour et du second degré.
A contrario, d'autres éditeurs recentrent leur
catalogue dans un nombre réduit de collections, comme aux éditions
du Rouergue où Dacodac rassemble désormais les anciennes
collections Zig zag, Tic tac et Dacodac. Et à l’autre bout de la
chaîne, certains livres ne savent plus s’ils sont destinés à de
grands ados ou de jeunes adultes, voyant parfois la parution
simultanée d’un même titre dans plusieurs collections…
On pourrait décliner les exemples à loisir… on
le voit, la définition et redéfinition des catégories semble très
importante pour les éditeurs de fiction, soucieux de réussir à
toucher une cible toujours plus mouvante…
Documentaires : entre tradition et innovation
Ce secteur de l’édition jeunesse a bien sûr
été profondément bouleversé par l'avènement d'internet et des
nouveaux modes d’information numérique. On vend beaucoup moins de
documentaires en librairie, sauf sur certains sujets récurrents et
souvent identifiés par « genre » : les dinosaures,
le chantier, les chevaliers pour les garçons, la danse, les animaux
pour les filles…
A côté d'une production assez classique, un
« nouveau documentaire » est apparu, plus graphique, plus
original, notamment aux éditions Actes sud junior, Albin Michel,
Gulf stream, Rue du Monde, ou Seuil jeunesse, souvent à la frontière
entre l’album et le documentaire à proprement parler.
Cécile Panou et Claire Poilroux, septembre 2016.